Le critique Jacques Denis présente l’album REVISITING AFRIQUE by Count Basie et Oliver Nelson du duo Sangoma Everett & Lionel Martin

Lionel Martin & Sangoma Everett

Ce duo, c’est l’histoire d’une rencontre du troisième type. Imaginez une paire sax/batterie qui entreprend de gravir l’un des ultimes sommets du grand orchestre de Count Basie, gravé à l’hiver de sa carrière, en décembre 1970. Sur le papier, l’affaire paraît compliquée. En musique, c’est une autre paire de manches, car plus que de transposition en bonne et due forme, il s’agit là d’une réappropriation de fond en comble d’un répertoire en majorité composé par l’arrangeur en chef Oliver Nelson. Ce dernier eut le bon goût  d’y adjoindre la tourneboulante Gyspy Queen de Gabor Szabo, et deux compositions de ténors de l’époque : Love Flower d’Albert Ayler et, en guise conclusion superlative, Japan de Pharoah Sanders. Toujours est-il qu’à cinquante ans de distance comment faire autrement ?

Comment retranscrire un format big band dans une formule resserrée à l’extrême ? En ne collant pas à la ligne près à la formation originelle, mais plutôt en s’attelant à l’esprit pour en suggérer une relecture des plus originales. C’est pourquoi, hormis un court clin d’œil à Step Right Up en guise d’introduction avec une section virtuellement recomposée, le saxophoniste et le batteur font le pari d’un dialogue à l’os, deux discours qui se mêlent et nous interpellent. C’est ainsi qu’il faut entendre le thème  qui  suit.  Cross  Road  de  Sangoma  Everett indique le cap de tout le disque : au croisement des trajectoires de ces deux musiciens qui en lieu et espace de conversation ont choisi de se placer à l’intersection du jazz d’hier et celui d’aujourd’hui, d’ici et là- bas, en noir et blanc, pourvu que ça pulse.

Entre Lionel Martin, saxophoniste tendance tellurique, un souffle irrigué par des années à fréquenter les contre- allées du punk jazz, et Sangoma Everett, batteur tout en élégance polyrythmique, des baguettes trempées dans la grande tradition qu’il a éprouvée aussi bien avec Clifford Jordan que Dizzy Gillespie, Memphis Slim qu’Eddy Louiss, quoi de commun ? Bien des choses, si l’on ne s’en tient pas aux seules apparences, à commencer par une ouverture sur le mondes des musiques, que leurs parcours respectifs racontent. Ce pluriel du suggestif se retrouve dans cet album qui joue de leurs singularités respectives. C’est dans cet échange que l’hommage ne pouvait prendre que tout son bon sens. Après avoir monté un premier quartet autour de ses compositions (mais aussi de Pharoah Sanders, une de ses marottes), où il convia Sangoma Everett, Lionel Martin choisit d’aller plus loin dans la collaboration avec celui qu’il admirait de longue date, secrètement. « On s’est retrouvé dans l’énergie, dans l’envie de monter et monter encore… Alors je me suis dit pourquoi ne pas jouer en duo, on aura encore plus de place. Oui, mais que jouer ? »

La réponse est encore une fois venue d’un bon vieux LP, pour cet amateur de cire noire qui, en bon pisteur, cherche souvent dans les couloirs du temps des réponses à ses problématiques esthétiques terriblement contemporaines. « En écoutant l’album Afrique de Count Basie j’ai su que c’était un sujet pour nous. Ce que j’y aime, c’est au fond une certaine simplicité, un rapport à la ligne de basse très simple et répétitive avec des thèmes très puissants, sans jamais tomber dans quelque chose d’hyper connoté big band. J’ai relevé le disque dans la nuit ; le matin j’étais chez Sangoma, et on a essayé ! Il avait un petit clavier , je l’ai bloqué avec du scotch pour faire un bourdon, et c’était parti : on avait le pitch, on n’avait plus qu’à enregistrer. » Ils le feront en suivant l’ordre établi par Oliver Nelson, s’autorisant juste un petit détours lorsque l’African Sunrise de Basie devient Ethiopan Sunrise en souvenir des pérégrinations du côté d’Addis-Abeba de Lionel Martin.

Le résultat de ces sessions made in Lyon, vous le tenez entre vos mains. Un son puissant, une interaction de tous les instants, la suspension du moment, les deux compères des plus complémentaires s’y sont retrouvés qu’en eux-mêmes : tout pareils, total différents. « Notre idée n’était pas de swinguer comme Basie, mais de groover à notre manière. » C’est ainsi, en toute spontanéité, en complète symbiose, qu’ils se sont arrangés d’une thématique pensée en grand format : batterie de braise, saxophone en feu, et plus d’une fois, une ligne de clavier auto-samplée, une base qui vrombit et résonne tel un bourdon quintessentiel pour que la musique décolle, ailleurs. Loin de trahir les fondements mélodiques, le flux continu produit par cette paire d’électrons du jazz libre nous ramène inlassablement aux deux mamelles de l’identité afro-américaine : le blues et le gospel déjà bien présents dans les versions mises en son par Oliver Nelson. Simplement, cette fois, ils transparaissent dans une forme dépouillée de tout vernis. Ça coule de source, comme ça suinte direct dans les oreilles. À l’image de cette conclusion, évocation du soleil levant, ce Japon rêvé par le pharaon saxophoniste dont le duo s’inspire pour une élévation dans les hauteurs spirituelles d’un jazz en lévitation. Qui a dit Ascension ?

Jacques Denis

 

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